Entre 1992 et 1995, la Bosnie-Herzégovine est le théâtre d’une violente guerre où s’affrontent les trois principales communautés du pays : les Bosniaques musulmans, les Croates catholiques et les Serbes orthodoxes. La capitale, Sarajevo, est assiégée par l’armée serbe pendant la totalité du conflit, qui se termine notamment le 14 décembre 1995 avec la signature à Paris des accords de Dayton par le Serbe Slobodan Miloševic, le Croate Franjo Tudjman et le Bosnien Alija Izetbegovic. La guerre a fait, selon les estimations du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, environ 100 000 morts, dont à peu près 40 % de civils.

La signature des accords de Dayton, le 14 décembre 1995.
Wikimédia CC.
À Mostar, trente ans plus tard, si les ponts comme le Stari Most ont été rebâtis, « cette reconstruction ne s’est pas faite entre les communautés », déplore Boris Filipic, directeur du centre culturel Abraševic, dédié à la jeunesse locale. Pour autant, les jeunes Bosniens s’approprient l’héritage de ce conflit et cherchent à dépasser les clivages ethniques.
« Cette ville nous appartient »
À quelques semaines de l’anniversaire, les jeunes du centre Abraševic inaugurent une exposition autour des ruines de la ville de Mostar. « Nous avons choisi six lieux importants pour les jeunes, afin de montrer l’histoire derrière les ruines », explique Monika Bazina, membre de l’association. D’ethnie croate, même si elle avoue « ne pas trop savoir comment se présenter », la Bosnienne de 29 ans a grandi dans un environnement où l’on parle peu de la guerre. « Ma famille a vécu de nombreux traumatismes, et je pense qu’elle n’a pas voulu nous les transmettre à mon frère et à moi », avoue-t-elle.

L’ancien bâtiment du centre Abraševic, encore marqué par les impacts de balles du conflit.
Hugo Laulan
Son amie Ella Ljubic, née la même année et avec qui elle procède aux derniers préparatifs, a vécu une situation identique. « Mes parents m’ont totalement exclues de toutes ces histoires de guerre. » D’autant qu’Ella est issue d’un mariage « mixte » : son père est croate catholique, sa mère bosniaque musulmane. « Ils ne voulaient pas que je grandisse avec des préjugés, mais plutôt dans un environnement neutre et en paix. »
Dans le centre culturel, quelques dizaines de Mostariens sont lieux pour l’inauguration de l’exposition. En voyant un cliché de l’un des lieux évoqués, Azra se fait la remarque : « J’habite juste à côté de ce bâtiment, je passe devant tous les jours ! » Selon la Bosniaque de 26 ans, c’est aux jeunes de la ville de prendre en main ce renouveau. « Nous ne pouvons pas construire un nouveau futur en étant constamment entourés par tous ces souvenirs du passé. Cette ville nous appartient, désormais. »

À Mostar, 30 ans après la guerre, les jeunes écrivent des messages d’espoir et de paix sur les ruines du conflit.
Hugo Laulan
Système nationaliste
Ces mots d’espoir détonnent en partie avec le quotidien de la jeunesse, celle née après Dayton, qui n’a certes pas connu la guerre, mais évolue dans une société toujours divisée. « À Mostar, tout fonctionne par deux : nous avons deux écoles, deux hôpitaux… Seule la police est la même », résume Ella Ljubic (1). « Les jeunes de différentes communautés ne sortent généralement pas ensemble, beaucoup d’entre nous ressentent encore de la peur. » Monika, de son côté, préfère nuancer cette vision : « Nos communautés fonctionnent plutôt bien en réalité, ce sont seulement quelques extrêmes qui cherchent la confrontation. »
« Les Bosniens sont plus préoccupés par ce qu’ils vont manger le soir que par les questions d’ethnicité »
Pour Aline Cateux, anthropologue et spécialiste de la Bosnie-Herzégovinece sont surtout « les partis politiques qui jouent la carte du nationalisme ». « Les Bosniens sont plus préoccupés par ce qu’ils vont manger le soir que par les questions d’ethnicité », relève la Française, basée ici depuis plus de vingt ans. Les jeunes sont éduqués dans un système nationaliste où chacun reçoit une version différente de l’histoire. « Mais la peur ne veut pas spécialement dire la haine de l’autre », argumente Aline Cateux.

Le Stari Most, vieux pont de Mostar, détruit pendant la guerre puis reconstruit, aujourd’hui pris par les touristes du monde entier.
Hugo Laulan
Comme le centre Abraševic à Mostar, plusieurs initiatives citoyennes permettent aux jeunes locaux de s’approprier la mémoire du conflit. Dans la capitale Sarajevo, le Post-Conflict Research Centre forme des journalistes et a développé son propre média : Balkandiskurs. « Tout ce que j’ai appris de la guerre vient des histoires personnelles. À l’école, on nous éduque peu sur ce sujet », témoigne Amina Sejfic, l’une des responsables du média. Avec ce projet, l’objectif est de montrer aux jeunes générations qu’« il existe toujours un autre côté de l’histoire ». « Tout le monde ici, peu importe sa communauté, à ses propres traumatismes liés à la guerre », ajoute-t-elle.
« Une forme de dégoût »
Lejla Ajdin, âgée de 22 ans, vient de débuter sur scène au sein de Balkandiskurs. Durant la guerre, sa mère et son grand-père ont été déportés, tandis que son père, lui, a été blessé à deux reprises. S’engager pour informer au sujet de ces thématiques a été comme une évidence pour l’étudiante. Si tout n’est pas parfait dans les relations inter-ethniques, Lejla assure qu’« il y a de plus en plus de coopération, la jeune génération est plus ouverte dans ce sens ».
« Certains ne veulent plus mettre les pieds dans ce pays. Il y a une forme de dégoût »
Trente années après les accords de paix, la société semble néanmoins toujours évoluer, malgré elle, au gré des divisions ethniques. « Les accords de Dayton ont arrêté la guerre mais n’ont pas arrêté le conflit, analyse Aline Cateux. Les dynamiques ethno-nationalistes sont les mêmes qu’il ya trente ans, les moyens employés sont différents. »

Durant la guerre, la mère et le grand-père de Lelja Adin ont été déportés, son père a été blessé à deux reprises.
Hugo Laulan
La jeune génération passe au-dessus de ces clivages et s’engage davantage en faveur de luttes concrètes : corruption, environnement, économie… Malgré cela, un grand nombre préfère toujours quitter le pays et construire leur vie ailleurs. « Ce n’est même pas une émigration économique. Les gens partent et ne reviennent plus, certains ne veulent plus mettre les pieds dans ce pays. Il y a une forme de dégoût », conclut l’anthropologue, qui voit difficilement un enjeu pour la société bosnienne face à « un système politique d’ordre mafieux ».

